Pourquoi tant de Belges se méfient d'Electrabel?
Le management français d'Engie ne comprend pas pourquoi Engie et Electrabel suscitent tant de méfiance en Belgique. Dans une lettre ouverte, l'auteur Luc Barbé répond à cette question, tout en proposant des solutions. "Aujourd'hui, beaucoup d'habitants de ce pays considèrent Electrabel comme un corps étranger dans notre société."
Engie, la société mère d'Electrabel, a un nouveau président, Jean-Pierre Clamadieu, le dirigeant de Solvay. Dans ses premiers contacts avec la presse, il a déclaré qu'il considérait comme son devoir de réaliser une conciliation avec l'État belge. De cette façon, il souhaite soutenir la CEO d'Engie, Isabelle Kocher. Cette dernière aurait beaucoup de mal à comprendre pourquoi Engie et Electrabel suscitent tant de méfiance en Belgique. C'est ce que je souhaite expliquer à madame Kocher dans une courte lettre. Et j'ajoute une piste concrète pour améliorer la situation.
Beaucoup de consommateurs de ce pays se sentent dupés par Electrabel, madame Kocher. Ils savent que pendant des années ils ont payé leur électricité trop cher. Cependant, ils ne savent pas exactement combien, qui a pris cette décision, et ce qu'il est advenu de ce qu'ils ont payé en trop. C'est là que le bât blesse. Personne ne s'est jamais justifié pour cette période, encore moins excusé. Personne. Du coup, il est très difficile d'entretenir une relation normale et ouverte avec Electrabel. Cette ignorance des consommateurs est évidemment une conséquence logique d'une politique opaque menée pendant des années, un choix délibéré du secteur de l'énergie et de la classe politique belge. Aujourd'hui, la transparence et la responsabilité sont fondamentales dans la société. Celui qui échoue éveille la méfiance.
Quand on parle d'Electrabel, on parle évidemment aussi du secteur nucléaire, connu pour son opacité et sa technologie de pointe à envoyer ses bénéfices aux actionnaires et ses factures gênantes à la population. La Belgique n'est pas la France, le seul pays au monde où le secteur nucléaire fait partie de l'identité nationale. Dans notre pays, certains citoyens ne veulent pas entendre parler d'énergie nucléaire, d'autres pensent qu'ils ne peuvent s'en passer et le véritable groupe de fans du nucléaire est petit. Les discussions autour des centrales fissurées Doel 2 et Tihange 3, la communication confuse à ce sujet, et le sabotage jamais résolu de Doel 4 n'ont évidemment pas amélioré la confiance en Electrabel. Peu de Belges savent ce qu'est un réacteur REP. Mais ils savent tous que ce n'est pas leur énergie, qu'Electrabel se comporte comme une citadelle à pont-levis où c'est vous qui décidez qui franchit le pont-levis et quand. Ce modèle fonctionne peut-être en France, madame Kocher, mais aujourd'hui beaucoup de gens dans ce pays considèrent votre entreprise comme un corps étranger dans la société, une institution qui peut générer beaucoup d'énergie et d'emplois, mais qui n'est pas intégrée dans notre société. En 2018, cette attitude se paie cash. Existe-t-il une autre entreprise reconnue d'utilité publique européenne qui a perdu tant de clients lors de la libéralisation du marché ?
Changez de cap
Que faire? Vous n'allez pas réparer ça en réseautant avec des Belges importants - ou des Belges qui croient l'être. Hommes politiques, CEO, les Davignon de ce monde. Votre société le fait depuis des années, sans impact positif sur votre image. Changez de cap, madame Kocher. Allez déjeuner avec Marc Grynberg, le CEO d'Umicore. Demandez comment lui, son prédécesseur et leurs employés ont réalisé la transition d'Union Minière vers Umicore.
Alors qu'Union Minière véhiculait l'image d'une société polluante, ringarde et arrogante, Umicore est tendance. Non seulement, la société affiche de très bons résultats en bourse, c'est le chouchou des Belges, des journalistes, des politiciens, et même des ONG parfois si critiques. Si Umicore annonce un nouvel investissement dans son secteur, les politiciens, les journalistes et les ONG formulent tous des commentaires positifs. Quand Electrabel publie un communiqué, beaucoup se demandent comment ils vont encore essayer de nous rouler.
C'est exactement l'attitude qu'on avait envers l'ancienne Union Minière. Comment Umicore a-t-il à ce point changé sa relation à la société ? Il y a évidemment de nombreuses raisons. Umicore a cessé les traitements de matières premières polluants du siècle précédent et s'est pleinement concentré sur les activités durables. Ce qui me semble très important et qui est trop peu connu, c'est le fait qu'Union Minière a regardé son passé en face et l'a accepté. Il y a plus de dix ans et sans aucune obligation légale, Union Minière a ouvert la plus grande partie de ses archives à tous. Elle a demandé à des historiens d'écrire un livre sur l'histoire de l'entreprise, "De la mine à Mars : la genèse d'Umicore". Ce livre contient des passages très positifs, mais aussi très négatifs, tels que la vente de minerais d'uranium à l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Umicore n'a pas caché ce pan de son passé. Elle a dévoilé elle-même ces informations et a accepté son héritage. Même si toutes les archives ne sont pas encore accessibles et que certaines activités d'Union minière posent question, cette franchise a fait bondir la confiance en l'entreprise d'un saut quantique. Elle a permis à Union Minière de se réinventer et de changer de nom de manière crédible. La vieille Union Minière est devenue une nouvelle entreprise à laquelle les Belges font confiance.
Ouvrez donc les archives, madame Kocher. Laissez les historiens écrire l'histoire d'Electrabel. Laissez les économistes étudier la politique d'énergie belge de ces 50 dernières années afin qu'ils puissent nous dire qui étaient les gagnants et les perdants de la politique énergétique. Laissez les politologues analyser les procédures décisionnelles dans le secteur énergétique et expliquer qui décidait quoi. Tant que ce n'est pas clair, la méfiance en Electrabel et Engie demeurera et vos campagnes de communication au prix exorbitant auprès des élites socio-économiques belges n'auront aucun impact. Optez pour la transparence, acceptez le passé et promettez que les choses changeront et prouvez-le par des actes. Cela demande un courage que vous n'avez probablement encore jamais dû montrer, madame Kocher. Si vous pouvez avoir ce courage, ce serait une bonne chose pour vos employés, vos actionnaires et pour tous les Belges.